"Psychanalyse"
Je définirais la psychanalyse comme un art de vivre — et de transmettre à d’autres cet art de vivre — avec l’inconscient en nous. Mais qu’est-ce donc que l’inconscient ?
C’est ce qui, de nous, nous échappera toujours, à cause des limites dans lesquelles s’enferme nécessairement tout point de vue. Dans un miroir (et même dans un jeu de miroirs qui se reflètent l’un l’autre à l’infini), on ne se voit jamais en entier. On ne peut pas faire le tour de soi-même ; quelqu’un d’autre, lui, peut nous envelopper. Mais il ne peut se loger à l’intérieur de nous. Chacun détient donc une part de vérité sur chacun : nous sommes seuls avec une certaine intimité de notre psychisme ; seul un autre en perçoit des effets qui nous échappent.
Mais cette manière d’aborder la question pourrait laisser croire qu’à deux, dans une démarche complémentaire, on pourrait réduire totalement l’inconnu. Il n’en est rien. Car nous sommes nés dans un monde étranger, où il faut parler pour être compris, dans une langue dite maternelle qui nous a d’abord été étrangère et qu’il nous a fallu apprendre. Le temps de cet apprentissage, nous avons développé avec les adultes un mode de communication dont nous avons presque tout oublié à partir du moment où nous avons couramment fait usage de leur langue. Ce sont les expériences fondatrices de ce temps d’apprentissage qu’on peut nommer inconscient, dans la mesure où elles ont été vécues antérieurement à l’acquisition d’une maîtrise suffisante du langage pour pouvoir entrer dans une histoire directement racontable par l’intéressé lui-même. L’inconscient est notre préhistoire individuelle : non pas un état antérieur à la civilisation, mais une civilisation perdue dont il ne reste que des vestiges qui ne parlent pas d’eux-mêmes, mais qui nous ouvrent néanmoins sur nos propres fondements.
Le bébé en nous, avec son inimaginable potentiel créatif, ses expériences fabuleuses et ses insondables catastrophes, continue de vivre et de nous déterminer jusqu’à la fin. Nous exerçons quotidiennement le choix — notre liberté — de l’entendre, ou de le réprimer. Le réprimer a pu, à certaines étapes de notre vie, paraître (à tort ou à raison) la seule solution viable ; elle nous aura conduits à développer un rempart contre la souffrance, en même temps qu’un rétrécissement de notre espace vital. La psychanalyse fait le pari d’entendre le bébé en nous, d’accueillir ses souffrances pour lui permettre de révéler ses richesses ; de nous élargir à une dimension ludique de la vie que tous les apprentissages — nécessaires — nous ont fait perdre de vue ; de remettre en chantier des solutions boiteuses qui ont pu avoir leur utilité, mais que l’évolution psychique permettrait de remplacer par d’autres.
Cette ouverture ne va pas sans risque : celui de rouvrir certaines plaies qu’on croyait cicatrisées ; celui d’affronter l’inconnu, et de reconnaître qu’on ne se connaîtra jamais totalement. Cela suppose d’accepter le changement. Si l’on n’y est pas prêt, si l’on s’accroche à ce qu’on croit être, à une identité qu’on croit maîtriser, au point de craindre de la perdre au moindre changement d’éclairage, mieux vaut ne pas tenter l’aventure.
La psychanalyse, un art de vivre ? Un art de jouer avec soi-même, et avec le monde, de renouer avec son enfance dans les limites de ce qu’on peut se permettre une fois devenu adulte. Freud comparait les relations du conscient et de l’inconscient à celles d’un cavalier sur son cheval : le rapport de forces est en faveur du cheval ; tout l’art du cavalier consiste à le guider, alors même qu’il n’en a pas la maîtrise. La psychanalyse nous apprend à monter.
Qu’est-ce que la poésie ? La fécondation de la langue par du jamais dit, jamais écrit, jamais pensé, qui la sauve de se dégrader en langue utilitaire, puis en langue morte. Pratiquer la poésie est donc un acte politique, et citoyen : c’est prodiguer ses soins à ce qui fait le propre de l’être humain. Cela n’implique pas nécessairement d’en écrire ou d’en lire ; on y est déjà de plain-pied dès lors qu’on joue avec les mots, sans les prendre pour la réalité, alors même que ce jeu est susceptible de modifier la réalité.
Un exemple ? L’invention du zéro par les Babyloniens (acte d’écriture) a révolutionné plus profondément le rapport de l’homme au monde que ses quelques pas chancelants sur la poussière du sol lunaire. Sans le zéro — sans la poésie de ce mot inouï surgi du néant pour donner corps au rien — jamais la science ne se serait développée comme elle l’a fait ; et l’homme n’aurait jamais posé le pied sur la lune.
La poésie n’appartient pas au poème. Toujours en avant de lui, elle est le mouvement qui anime son écriture, et s’échappe au moment de le terminer : il faut toujours recommencer, sur un chemin qui nous transforme en nous menant ailleurs, tout en décrivant une longue spirale autour de l’impossible où loge notre axe de gravité.
Comme tout mouvement de vie, elle est à la fois tenace, et fragile. Elle ne se laisse jamais étouffer totalement ; pourtant, tout concourt à l’étouffer : l’usure des mots qui finissent par ne plus rien dire, la fadeur d’une pensée en conserve qui a renoncé à penser, la mauvaise foi de tous ceux qui se servent du langage comme d’un instrument de domination, ce qui ne va pas sans un secret désespoir. Il est permis de ne pas aimer ce qu’écrivent les poètes. Mais renoncer à la poésie, c’est accepter de disparaître, corps et biens.
Faire du théâtre, c’est, d’une autre manière que la psychanalyse, apprendre à vivre avec l’inconscient ; c’est-à-dire réapprendre à jouer. Dans les deux pratiques, il s’agit d’une épreuve de vérité, d’un corps à corps avec la langue, qui ne se prête à une parole vivante que si elle ne réprime aucune émotion. Il est absurde de prétendre que le théâtre est mensonge ; et tout aussi absurde d’affirmer que la psychanalyse ne concernerait pas le corps.
Mais le corps, au théâtre, est appelé à développer son propre langage. Avant même d’endosser un rôle, il s’agit d’abord pour l’acteur de réagir à des situations diverses, à des appels, propositions, jeux émotionnels de toutes sortes venus de ses partenaires. Il le fait avec son corps, c’est-à-dire avec le clavier le plus archaïque dont il dispose. A la mise en libre circulation verbale, sur le divan du psychanalyste, de tout ce qui affecte le champ de conscience du sujet, correspond au théâtre la libre mise en jeu des mimiques involontaires, des gestes non réfléchis, qui rendent vivante et singulière chaque représentation, même quand elle est la répétition de centaines d’autres qui l’ont précédée. Libre signifiant ici, au théâtre comme en psychanalyse : non réfléchie à l’avance, dégagée, autant que faire se peut, de toute critique moralisante ; c’est-à-dire déterminée par ce que le sujet accepte d’ignorer de lui-même. Tout le contraire, bien sûr, de ce que le néolibéralisme affecte de nommer liberté.
Le spectateur, lui, est l’otage de son corps : seuls sont actifs ses yeux, ses oreilles et son cœur. Mais la scène est pour lui l’occasion du plus créatif des actes : l’identification. A travers elle, la chance lui est donnée de se transformer, de rester en devenir. Lorsque cette faculté est tarie, la mort psychique est à l’œuvre, bien plus désespérante que la mort physique.
Faire corps avec son instrument, jusqu’au point où, quand manque l’instrument, le corps y supplée. Entendre en plein silence les sons produits par cette chimère ; se laisser porter par son élan.
Depuis plus d’un demi-siècle que je joue du violon, j’ai des notes au bout des doigts. Il m’est aussi naturel d’en jouer que de courir : je m’essouffle vite, et je joue souvent faux. Mais, même après une longue interruption, je n’ai jamais à me demander comment m’y prendre. L’alto n’en est qu’une variante, un chaleureux dialecte plus inconfortable à déchiffrer, mais dont le son et la place au cœur du quatuor à cordes me le rendent particulièrement cher. Quant au violoncelle, j’y suis venu sur le tard. J’adore le pratiquer à la basse continue, en accompagnement attentif d’une ligne mélodique que je viens soutenir : j’ai alors la chance d’être à la fois auditeur et acteur de la musique, dans une position qui me permet d’embrasser du regard l’ensemble de mes partenaires.
Je n’aime guère jouer en orchestre : je m’y entends mal, et m’y dilue. La pratique solitaire me permet surtout de me préparer aux répétitions à plusieurs : c’est la musique de chambre qui a ma prédilection ; avec, au sommet, le quatuor à cordes, cet instrument à seize cordes et quatre archets, le plus exigeant, à la fois musicalement, techniquement et sur le plan humain.
Lorsqu’on parvient, après de longues recherches, de patientes tentatives, à jouer comme par miracle non pas ensemble, mais d’un même souffle, le mot bonheur prend tout son sens. Aucun objet, aucune acquisition, aucune gratification, de quelque nature qu’elles soient, ne sauraient faire connaître une expérience approchante.
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